Le milieu naval ne nous laissant pas insensibles, nous allons nous permettre, aujourd'hui, un petit hors-sujet.
Une voyage transatlantique, à l'époque, où les voiles et la vapeur cohabitaient....
Par passion pour les aventures humaines qui ont marqué l'évolution de l'homme, sur terre, sur mer et dans les airs, il paraissait difficile de ne pas se pencher sur l'histoire de ce paquebot et surtout de son concepteur de génie.
Le Great Eastern est un des paquebots les plus extravagants à avoir fendus les flots. Il est en avance d'un demi siècle. Nous sommes en 1857, lors du lancement de ce navire de deux cent dix mètres de long et trente-six mètres cinquante de large. Le great Eastern est alors cinq fois plus grand que tout ce qui navigue sur le globe. Il peut emmener à son bord cinq mille passagers (deux fois plus que le Queen Mary de 1934) et emporter avec lui six mille cinq-cent tonnes de fret.
Pour voir flotter un navire plus grand, il faudra attendre le lancement du Lusitania, quarante-sept ans plus tard !
Isambard Kingdom Brunel est né le 9 avril 1806, à Porsmouth, d'une mère anglaise et d'un père normand, émigré en Amérique à la révolution.
Il est à l'époque une sorte de Léonard de Vinci, dans ce XIXeme siècle en pleine expansion.
Son goût pour l'innovation et la démesure le mènent à construire pas moins de vingt-cinq voies ferrées, à travers l'Europe. Il dessine tout de sa main : ouvrages d'art, gares, lampadaires, wagons....
Il construit également cinq ponts suspendus, dont un de deux kilomètres, à portée unique. Il dessine les plans d'une canonnière blindée, pour combattre les Russes pendant la guerre de crimée, qui peut débarquer des tanks amphibies.
Il dessine et fait construire en Angleterre, un hopital de campagne préfabriqué, équipé d'un système d'air conditionné, de mille cinq cents lits. L'un d'entre eux sera monté par quelques hommes seulement, en Turquie.
Mais une de ses plus surprenantes inventions reste, un chemin de fer atmosphérique, non-polluant, capable d'atteindre la vitesse de cent douze kilomètres à l'heure. La ligne mesure soixante-quinze kilomètres et fonctionne sur le principe suivant : Le train utilise la force d'attraction du vide. Des stations de pompage, réparties le long de la voie, aspirent l'air avant le passage du convoi. L'invention révolutionnaire est très bien acceuillie, par le public, puisqu'il n'y a, contrairement aux autres trains de l'époque, ni fumée, ni vibrations. Malheureusement Brunel est victime de son avance technologique. Le système se détériore rapidement, car les bourrelets d'étanchéité sont en cuir et le froid les craquèle...les rats font le reste. Le système ne sera efficace que quelques mois. Dans le domaine ferroviaire, sa réalisation la plus célèbre restera la ligne Londres-Bristol, nommée Great Western Railway.
En observant à la loupe un vers qui se niche dans le bois (le taret), il a l'idée d'inventer une foreuse de douze mètres de haut, munie d'alvéoles, où les ouvriers prennent place pour creuser. Comme le taret, la foreuse avance (grâce à des vérins) et rejète la boue derrière elle. En 1826, le père d'Isambard dégage des capitaux, pour creuser un tunnel sous la Tamise. Achevé en 1841 il est toujours utilisé actuellement.
En 1833, il lance son premier bateau, le Great Western, de soixante-douze mètres de long. C'est le premier transatlantique, à vapeur, à avoir un service régulier. Il effectuera soixante-quatorze traversées, sans incident. Lors de son voyage inaugural, il bat le record de vitesse, face au steamer américain Sirius. Parti quatre jours après lui, il arrive à New-York seulement six heures après lui. Il possédait encore à son bord cent cinquante tonnes de charbon, alors que le Sirius , afin d'arriver à bon port, a été contraint de brûler son grément, ses meubles et même la poupée d'une petite passagère !
Sa deuxième expérience navale sera le Great Britain, lancé en 1843. C'est le premier bateau entirement construit en fer et surtout le premier à être propulsé par des hélices, à la place des roues à aubes latérales. Ce bateau est encore visible, aujourd'hui, à Bristol. Malgré son âge, sa doublure de bois est encore intacte.
Isambard Kingdom Brunel était surnommé the little Great (le petit géant), de part sa petite taille. Son chapeau haut de forme, en poil de castor, lui servait d'attaché-case, car il y rangeait les notes qu'il gribouille continuellement et y range également son courrier. Il fume de petits cigares minces (40 par jour) et dort quatre heures seulement, par nuit, dans une calêche où il a installé un lit, pour ne pas perdre de temps.
Great Eastern : le plus grand bateau du monde
Lorsque Brunel se lance dans la construction du Great Eastern, c'est pour lui le seul moyen de remédier au handicap des bateaux à vapeur, qui ne peuvent aller loin faute de combustible. En construisant un bateau gigantesque, il peut remédier à ce problème majeur.
de gauche à droite, les constructeurs du Great Eastern : Robert Stephenson, John Scott Russel et Isambard Kingdom Brunel
Le challenge est de pouvoir construire un bateau pouvant emporter, avec lui, douze mille tonnes de charbon, assez pour aller en Australie et revenir, sans escale pour le ravitaillement. Le chantier débute le 1er mai 1854. Construit intégralement en acier, sans aucune membrure, ni quille, car conçu avec un fond plat.
Afin de le rendre insubmersible, il est équipé d'une double coque, avec un espace de quatre-vingt onze centimètres entre les deux, seize compartiments étanches et trente mille plaques de tôles de vingt-deux centimètres d'épaisseur rivetées par trois millions de rivets.
Le Great Eastern est propulsé par deux gigantesques roues à aubes et une hélice.
Il devra être lancé parrallèlement à la Tamise, car elle ne mesure que trois cent mètres de large, à l'endroit du chantier.
Lors de son lancement, le géant d'acier est censé rouler sur cent vingt rouleaux de métal, en se dégageant des deux berceaux qui le maintiennent. Le Great Eastern est alors l'objet le plus lourd jamais construit par l'homme. La coque pèse à elle seule douze mille tonnes.
Le lancement est prévu, le 3 novembre 1857, à marée montante.
L'opération est censée se dérouler en vingt minutes et des recommandations sont données afin que chacun reste silencieux pour bien entendre les ordres donnés.
à la stupéfaction générale, le jour J, cent mille badauds investissent le chantier. Les financiers à court d'argent, ont décidé de se renflouer en vendant des billets d'entrée, pour assister au lancement. Des gradins ont même été installés pendant la nuit. Tout le gratin londonien est présent. Brunel tente de faire écarter la foule des appareils de lancement, en vain.
Au moment où Brunel entreprend de donner les ordres de lancement, les actionnaires en émoi, réclame un nom pour le bateau, toujours pas baptisé. Brunel excedé, leur hurle, "appelez-le Petit Poucet si vous voulez !"
Il est alors décidé qu'il se nommera Léviathan....nom qu'il ne portera qu'à cette occasion.
Enfin la proue et la poupe sont libérées. Les treuils surdimensionnés prévus pour ralentir la descente du géant sont près à être utilisés, au cas où il descendrait trop vite.
La foule retient son souffle, pendant que le bateau frémit, sur place, pendant dix minutes. Il n'avance alors que de sept malheureux centimètres. Des béliers hydrauliques sont alors actionnés, afin d'accélérer l'opération, mais le navire glisse trop vite. La manivelle, d'un des treuils devient folle, projetant douze hommes dans la foule...c'est la panique ! on tente alors de faire glisser le bateau en le tractant avec des remorqueurs, mais il refuse de bouger. Brunel stoppe les opérations...il y a déjà deux morts et trois blessés grave. d'énormes maillons de chaines ont voltigés dans la foule et touché des spectateurs.
Commence alors un périple qui durera trois mois afin d'extirper le bateau du chantier naval, en utilisant des béliers à vapeur, qui cassent les uns après les autres. Même leurs socles de soixante tonnes se fendent.
Enfin, le dimanche 31 janvier 1858, au matin, le navire rejoint la Tamise. Avant même de flotter le Great Eastern a coûté une fortune à ses actionnaires.
Tout y est surdimensionné. Ses cinq cheminées sont baptisées Lundi, mardi, mercredi, jeudi et vendredi. Lorsque l'on demande à l'éqipage la raison de leur nom, les marins répondent qu'il n'y a pas de week-end, à la mer.
Le mât de misaine taillé dans un pin d'orégon est plus grand que les tours de Notre-Dame. La surface totale de sa voilure est de six mille mètres carrés....qu'il n'utilisera quasiment jamais. Il est comparé à l'arche de Noé, dont il serait l'ainé en taille, d'après de savants calculs.
Isambard, astucieux, comme à son habitude, a imaginé, à bord, un système d'écirage au gaz. La surface des cabines est modulable, grâce à un système de cloisons mobiles, pouvant les faire varier de deux à huit passagers.
Dans les suites, des baignoires sont dissimulées, derrière les divans.
Au robinet il est possible d'obtenir de l'eau chaude, de l'eau froide et de l'eau de mer...comme il en sera le cas sur le Normandie en 1934, on peut prendre son bain de mer.
Pour sa première sortie, la mer est houleuse, mais le bateau bouge à peine et surtout personne n'a le mal de mer. Malheureusement, l'explosion d'une des cinq cheminées vient troubler la fête, laissant un cratère béant au milieu du pont. Le grand salon est entièrement détruit, mais la coque est intacte. L'annonce de cette nouvelle aura raison d'Isambard Kingdom Brunel, qui succombe à un arrêt cardiaque. Il est alors âgé de cinquante-trois ans.
Après réparations les armateurs décident d'un voyage inaugural vers New-York. Il est même envisagé de vendre des milliers de billets pour visiter le bateau à quai.
Le paquebot appareille avec seulement trente-cinq passagers à son bord, pour quatre-cent dix-huit hommes d'équipage. (l'explosion de la cheminée ayant effrayé les postulants).
Au court de cette traversée les passagers organisent des courses à pieds et des parties de jeux de quilles...les jeux de pont, sur les transatlantiques viennent de naître ! Naissance également de la première édition d'un journal imprimé à bord d'un bateau.
Jules Verne reporter sur le Great Eastern
Jules Verne participera à la dernière traversée du Great Eastern et en fera le récit complet, avec une grande précision du faste de la vie à bord et de l'ambiance qui régnait dans les salons mondains.
....la traversée lui inspirera, le roman "une ville flottante".
Lors de sa carrière le Great Eastern a accumulé la malchance, au grand désarroi de ses actionnaires, qui se sont succedés, sans ne jamais en dégager un réel bénéfice.
Lors d'une des traversée le navire essuie un tempête violente. Les roues à aubes sont arrachées par les vagues, les chaloupes volent par dessus bord. Le bateau atteint 45 degrés de gîte, ce qui laisse un souvenir peu agréable aux passagers qui tentent vainement de tenir debout.
Une vague détruit l'enclos à bestiaux, si bien que deux vaches atterrissent, en meuglant, dans le salon des dames.
Une autre fois le bateau percute un rocher, près de Long Island. Un scaphandrier plonge pour évaluer l'ampleur du désatre. La coque est déchirée sur vingt-cing mètres de long et deux mètres quatre-vingt de large. Heureusement la double coque a résisté et deux ingénieurs américains arrivent à réparer, sur place, à l'aide d'un caisson étanche géant. Depuis, le récif en question, a été baptisé Great Eastern.
Découragés, les actionnaires mettent le bateau aux enchères. Il a déjà englouti un million de livres sterling. Le bateau est alors transformé en câblier. C'est le seul navire capable de transporter trois mille cinq cent kilomètre de fil métalllique, pesant quatre mille cinq cent tonnes. Il permet à son nouveau propriétaire américain, Cyrus Field, d'installer le premier câble transatlantique.
En 1867, une compagnie française arme le navire, pour amener en France des visiteurs américains, à l'Exposition Universelle du Champs de Mars. On compte transporter quatre mille visiteurs par passage, mais l'entreprise est une fois de plus un fiasco. Seuls quatre-vingt onze passagers font la traversée....celle qu'effectuera Jules Verne.
on ne sait plus quoi faire du géant. Un journaliste propose de le lancer à grande vitesse contre l'isthme de Panama, pour percer le canal....
Le bateau change de main une dernière fois et devient un batiment de foire foraine. C'est la seule fois ou le Great Eastern sera rentable. A bord il y a des stands de tir, des jeux de massacre, une femme à deux têtes, un pithécanthrope, des marchands de guimauve, un studio photo....la soute est devenue un music-hall de huit mille places. Pas moins de quatre orchestres animent les soirées et les mâts du bateau sont devenus des supports d'exhibition, pour les trapezistes volants. En un mois, cinq mille visiteurs se pressent dans cet endroit irréel. Ce qui n'est pas du goût de tous, certains considérant que c'est là une fin bien peu honorable pour ce géant des mers.
En 1887, le Great Eastern est condamné à la démolition. Au préalable, une vente aux enchères est organisée, afin de disperser le mobilier du bord, les lustres, instruments de naviguation....
Lors de sa démolition, les corps d'un riveur et de son apprenti furent découverts entre les deux coques. Enfermés, par mégarde, au moment de la construction, le bruit infernal du chantier masquant leurs appels.
Le Great Eastern aura effectué vingt et une traversées transatlantiques.
Il restera une réussite en ouvrant la voie des paquebots transatlantiques modernes....c'est le cas de l' Adriatic, de 1906, le Mauretania ou encore l'Olympic et ses sister ships, le Britannic et surtout l'inoubliable Titanic, de 1912, qui en seront très fortement inspirés.